Le corps vivant échappe par sa nature aux sciences de l’homme qui doivent, dès le rêve, reconnaître au sommeil : Binswanger, avait su, contre Freud, retrouver ce lien entre psychologie et physiologie dans une « anthropologie de l’imaginaire » 1. L’opposition de la médecine mentale et de la médecine organique produit une description évolutive de la maladie tant chez H. J. Jackson, P. Janet et S. Freud. En 1962 les Presses Universitaires de France 2 rééditent sous un nouveau titre Maladie mentale et psychologie, une version considérablement remaniée d’un ouvrage publié en 1954 dans la collection « Initiation philosophique » dirigée par Jean Lacroix sous le titre Maladie mentale et personnalité. Pierre Macherey 3 a consacré une étude fondamentale à l’explication de ce passage de la personnalité à la psychologie.
3Dans la version de 1954, Michel Foucault affirme, dans le droit fil du travail sur Binswanger, combien « la pathologie mentale doit s’affranchir de tous les postulat abstraits d’une métapathologie » afin de découvrir la vérité effective et concrète de l’homme. En ramenant la maladie à ses « conditions réelles » 4, Michel Foucault exige la nécessité de dépasser les diverses psychologies dans le sens de la reconstitution de la réalité humaine. L’existence personnelle du malade personnalise la maladie et on peut situer le pathologique à l’intérieur de la personnalité dans une sorte de rapport réel de détermination. La personnalité serait la structure intime de la pathologie. La maladie a des conditions qui ouvrent la possibilité d’une explication objective de la maladie individuelle. L’aliénation mentale a une cause. En 1954, l’expérience classique de l’internement n’apparaît pas encore comme la cause de l’exclusion mais du conflit entre la représentation idéale d’une humanité abstraite et les pratiques réelles de la société concrète. L’aliénation serait due aux contradictions de l’idéologie bourgeoise : « Ce n’est donc pas parce qu’on est malade qu’on est aliéné, mais dans la mesure où on est aliéné qu’on est malade » 5.
4Dans la version de 1962, Michel Foucault critique directement la psychologie 6. La psychopathologie apparaît désormais comme un fait de civilisation dont on peut analyser les discours et les pratiques. La relation historique et discursive de la maladie avec une « psychologie » vise à délimiter le champ épistémologique. Désormais l’homo psychologicus, comme « le rapport de l’homme à lui-même » 7 est à étudier par la structure asilaire à l’intérieur de laquelle la folie est devenue maladie mentale : « Jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie… Poussée jusqu’à sa racine, la psychologie de la folie, ce serait non pas la maîtrise de la maladie mentale et par là la possibilité de sa disparition, mais la destruction de la psychologie elle-même, et la remise à jour de ce rapport essentiel, non psychologique parce que non moralisable, qui est le rapport de la raison à la déraison » 8. La psychologie apparaît comme un processus de légitimation a posteriori des pratiques et non plus comme une description de la maladie mentale avant son apparition. L’Histoire de la folie précède la naissance de la psychologie : « Il y a une bonne raison pour que la psychologie jamais ne puisse maîtriser la folie, c’est que la psychologie n’a été possible dans notre monde qu’une fois la folie maîtrisée et exclue déjà du drame » 9.
5Dès 1961, dans sa thèse, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault décrit l’intouchable comme une figure de l’exclusion. La transformation des léproseries en hôpital témoigne moins de la disparition de la lèpre que de l’effacement des lépreux. Les intouchables sont remplacés par les malades vénériens non exclus mais eux soignables.Avec la folie, ces nouveaux malades au xviie siècle constituent un espace moral d’exclusion plutôt qu’une purification physique des lépreux. L’exclusion du fou « doit l’enclore » 10 dans la nef par l’eau et la navigation, le fou, à la différence du lépreux intouchable, nous touche moralement comme une part de nous-mêmes. Si « l’internement fait suite à l’embarquement » 11, le rapport au fou vise moins la guérison que la condamnation de son oisiveté. La correction impose le travail aux pauvres par le « labeur châtiment » 12. La contrainte physique impose l’ordre moral à l’ordre physique. La purification des corps en 1780 touche la chair par le châtiment : « S’il faut soigner le corps pour effacer la contagion, il convient de châtier la chair puisque c’est elle qui nous attache au péché ; et non seulement la châtier, mais l’exercer et la meurtrir, ne pas craindre de laisser en elle des traces douloureuses » 13. Cette distinction entre corps et chair, santé et maladie identifie le geste qui punit et qui guérit.
6Dès la Naissance de la clinique en 1963, Michel Foucault étudie le corps à travers un dispositif optique. De la Naissance de la clinique à Surveiller et Punir, le corps est regardé, constitué ainsi dans sa nature par cette objectivation. La structure interne du corps doit entrer dans la nosologie de la pensée classificatrice. Les espaces et classes de la médecine dressent le portrait d’un corps à travers une herméneutique qualitative du fait pathologique. La transplantation de la maladie à l’hôpital la spatialise dans l’institution. La bipolarité médicale du normal et du pathologique instaure un jugement et une mesure du corps. Le remplacement de la clinique d’expérience par la nosologie des maladies privilégie dans le corps moins l’exemple que le cas. Le décryptement remplace l’examen. Le savoir sur le corps est privilégié. Le symptôme, derrière la pathologie corporelle, indique le signe au médecin qui l’interprète : « Le regard clinique a cette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle » 14 le passage est accompli « de la totalité du visible à la structure d’ensemble de l’énonçable » 15. Le corps devient visuel et visible 16. La décomposition idéologique de l’anatomie pathologique vise à analyser la configuration profonde des corps au-delà des surfaces membranaires.