dimanche 28 août 2011

JACQUES RANCIERE
La haine de la démocratie
(2005)

"Hier encore, le discours officiel opposait les vertus de la démocratie à l’horreur totalitaire, tandis que les révolutionnaires récusaient ses apparences au nom d’une démocratie réelle à venir. Ces temps sont révolus. Alors même que certains gouvernements s’emploient à exporter la démocratie par la force des armes, notre intelligentsia n’en finit pas de déceler, dans tous les aspects de la vie publique et privée, les symptômes funestes de l’"individualisme démocratique" et les ravages de l’ "égalitarisme" détruisant les valeurs collectives, forgeant un nouveau totalitarisme et conduisant l’humanité au suicide."

La démocratie n'est ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies. Elle est la puissance qui doit, aujourd'hui plus que jamais, se battre contre la confusion de ces pouvoirs en une seule et même loi de la domination. Retrouver la singularité de la démocratie, c'est aussi prendre conscience de sa solitude. L'exigence démocratique a été longtemps portée ou recouverte par l'idée d'une société nouvelle dont les éléments seraient formés au sein même de la société actuelle. C'est ce que «socialisme» a signifié: une vision de l'histoire selon laquelle les formes capitalistes de la production et de l'échange formaient déjà les conditions matérielles d'une société égalitaire et de son expansion mondiale. C'est cette vision qui soutient encore aujourd'hui l'espérance d'un communisme ou d'une démocratie des multitudes: les formes de plus en plus immatérielles de la production capitaliste, leur concentration dans l'univers de la communication formeraient dès aujourd'hui une population nomade de «producteurs» d'un type nouveau; elles formeraient une intelligence collective, une puissance collective de pensées, d'affects et de mouvements des corps, propre à faire exploser les barrières de l'empire. Comprendre ce que démocratie veut dire, c'est renoncer à cette foi. L'intelligence collective produite par un système de domination n'est jamais que l'intelligence de ce système. La société inégale ne porte en son flanc aucune société égale. La société égale n'est que l'ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. La démocratie est nue dans son rapport au pouvoir de la richesse comme au pouvoir de la filiation qui vient aujourd'hui le seconder ou le défier. Elle n'est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n'est portée par aucune nécessité historique et n'en porte aucune. Elle n'est confiée qu'à la constance de ses propres actes. La chose a de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n'importe qui le pouvoir égal de l'intelligence, elle peut susciter à l'inverse du courage, donc de la joie.

"L'homme est un animal politique parce qu'il est un animal littéraire qui se laisse détourner de sa destination "naturelle" par le pouvoir des mots."(Le Partage du sensible)

"Quelle que soit la spécificité des circuits économiques dans lesquels elles s'insèrent, les pratiques artistiques ne sont pas «en exception» sur les autres pratiques. Elles représentent et reconfigurent les partages de ces activités." (Le Partage du sensible)

"La force d'une pensée tenait plutôt à sa capacité d'être déplacée, comme peut-être la force d'une musique à sa capacité d'être jouée sur d'autres instruments que les siens." (Le philosophe et ses pauvres)

"Une démocratie est d'autant mieux assurée qu'elle est plus parfaitement dépolitisée, qu'elle n'est plus perçue comme objet d'un choix politique mais vécue comme un milieu ambiant."(Aux Bords du politique)

"Il n'y a pas de voix du peuple. Il y a des voix éclatées, polémiques, divisant à chaque fois l'identité qu'elles mettent en scène." (Les Scènes du peuple)

"La politique précisément commence là où l'on cesse d'équilibrer des profits et des pertes, où l'on s'occupe de répartir les parts du commun,d'harmoniser selon la proportion géométrique les parts de la communauté et les titres à obtenir ces parts, les axiaï qui donnent droit à communauté." (La Mésentente)

"L'invention politique s'opère dans des actes qui sont à la fois argumentatifs et poétiques, des coups de force qui ouvrent et rouvrent autant de fois qu'il est nécessaire les mondes dans lesquels ces actes de communauté sont des actes de communauté." (La Mésentente)

"La politique existe là où le compte des parts et des parties de la société est dérangé par l'inscription d'une part des sans-part. Elle commence quand l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui s'inscrit en liberté du peuple. Cette liberté du peuple est une propriété vide, une propriété impropre par quoi ceux qui ne sont rien posent leur collectif comme identique au tout de la communauté. La politique existe tant que des formes de subjectivation singulières renouvellent les formes de l'inscription première de l'identité entre le tout de la communauté et le rien qui la sépare d'elle-même, c'est-à-dire le seul compte de ses parties. La politique cesse d'être là où cet écart n'a plus de lieu, où le tout de la communauté est ramené sans reste à la somme de ses parties." (La Mésentente)

"Un sensible est toujours une certaine configuration entre sens et sens."(L'Usage des distinctions)

"Le propre de l'égalité, en effet, est moins d'unifier que de déclassifier, de défaire la naturalité supposée des ordres pour la remplacer par les figures polémiques de la division." (Le Maître ignorant)

La « pétrification» littéraire ne se laisse alors ramener à aucun schéma simple d'adéquation entre une forme d'écriture et un contenu politique. Elle est faite de la tension entre trois régimes d'expression qui définissent trois formes d'égalité. Il y a d'abord l'égalité des sujets et la disponibilité de tout mot ou de toute phrase pour construire le tissu de n'importe quelle vie. Cette disponibilité-là scelle la solidarité entre les romanciers de la comédie humaine ou des « moeurs de province» et leurs personnages; elle définit la capacité pour n'importe lequel de leurs lecteurs ou lectrices de reprendre le bien qu'ils ont dérobé à leurs semblables. Il y a ensuite la démocratie des choses muettes qui parlent mieux que tout prince de tragédie mais aussi que tout orateur du peuple. Et il y a enfin cette démocratie moléculaire des états de choses sans raison, qui réfute à la fois le tapage des orateurs de clubs et le grand bavardage herméneutique du déchiffrement des signes écrits sur les choses. Trois « démocraties », si l'on veut, trois manières dont la littérature assimile son régime d'expression à un mode de configuration d'un sens commun; trois façons dont elle travaille à l' élaboration du paysage du visible, des modes de déchiffrement de ce paysage et du diagnostic sur ce qu'individus et collectivités y font et peuvent y faire. Mais aussi trois politiques en tension entre elles, et en tension avec les logiques selon lesquelles des collectifs politiques construisent les objets de leur manifestation et les formes de leur énonciation subjective.

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